Pourquoi le Coyote ne rattrapera jamais Bip-bip, par Emma Carenini
Quand Machiavel démonte les mythologies contemporaines de la réussite
Le succès n’est pas un pic de montagne ou une destination géographique : il n’y a pas de guide pour y mener. Le succès n’a pas de cartes. Ce n’est pas une théorie. Pourtant, du best-seller de Carnegie, Comment se faire des amis, aux théories actuelles de la Silicon Valley sur le « growth mindset », en passant par les traités médiévaux sur l’art de plaire aux princes, l’histoire est pleine de cette littérature de la réussite – celle qui dit vouloir en percer le secret.
Deux mythologies dominent aujourd’hui ce grand marché des recettes du succès. La première réside dans la proposition suivante : « Réussir, c’est apprendre de ses erreurs ». A l’école, au travail, dans le couple - chaque fois, il s’agit d’analyser ses échecs pour en tirer des leçons pour l’avenir. C’est la philosophie du Coyote dans la série de cartoons américains Warner Bros : chaque fois qu’il manque Bip-bip, le Coyote analyse minutieusement son échec, ajuste ses calculs, perfectionne son piège…pour échouer la fois suivante. Le voilà qui installe un rocher en équilibre au-dessus du chemin : échec, Bip-Bip passe trop vite. La fois suivante, il anticipe la vitesse, calcule précisément le timing... mais Bip-Bip passe plus lentement. Il corrige encore, prévoit plusieurs vitesses possibles... et Bip-Bip prend un autre chemin. Le coyote incarne cette foi touchante dans l'idée que si on analyse bien son erreur, on réussira la prochaine fois. Pourtant, la leçon est claire : le Coyote ne rattrapera jamais Bip-bip.
Cette première théorie de la réussite repose sur une conception déterministe du succès. Elle présuppose que les situations se répètent et qu'on peut établir des règles fixes : « la dernière fois j'ai échoué en faisant X, donc je ne referai plus X ». Elle présuppose un monde stable où les mêmes causes produisent les mêmes effets. L'erreur y devient une donnée objective, analysable, amendable - comme si l'échec était un problème de mathématiques dont on pourrait isoler l’erreur de calcul. Cette vision déterministe du succès promet une progression régulière : chaque erreur identifiée nous rapprocherait asymptotiquement de la réussite. C’est aussi la théorie de ceux qui croient aux solutions systématiques.
Certes, l’exemple du cartoon a des airs de comédie. Mais il a aussi des incarnations réelles, historiques. Après la Première Guerre mondiale, l’armée française avait appris de ses erreurs : l'invasion allemande de 1914 s'était faite par le nord-est de la France ; on avait donc construit une ligne de fortifications pour empêcher une nouvelle invasion. Ce raisonnement - « la dernière fois nous avons échoué en laissant cette frontière vulnérable, donc nous ne referons plus cette erreur » - semblait logique, mais il présupposait que les circonstances resteraient identiques. Or, en 1940, tout avait changé : la guerre était devenue mobile, mécanisée, et les Allemands, comprenant justement que les Français se préparaient au conflit précédent, ont contourné la ligne Maginot par les Ardennes, alors considérées comme infranchissables. L'armée française s'est retrouvée face à une situation totalement nouvelle pour laquelle ses corrections antérieures étaient non seulement inutiles, mais contre-productives. La bonne volonté, le désir d’analyser ses erreurs et de ne pas les reproduire, peut bien sûr être une bonne chose – mais c’est loin d’être la recette absolue du succès.
La seconde conception de la réussite voudrait que celle-ci découle d'une adaptation permanente de notre caractère aux circonstances : il faudrait « sortir de sa zone de confort » et « travailler sur soi-même ». Pas de succès sans métamorphose. Le mantra semble assez profond en apparence, mais on a quand même des doutes : qui a sincèrement cru un candidat à la présidentielle qui affirmait avoir « changé » ? Les gens peuvent-ils réellement devenir autres qu’ils ne sont ? Cette mythologie de la personnalité héraclitéenne, infiniment malléable, capable de se réinventer à volonté, ne convainc personne qui a déjà un peu observé la nature humaine. Notre personnalité n’est pas un logiciel qu’on pourrait mettre à jour à l’infini. Cette vision caméléon du succès repose sur une métamorphose volontariste douteuse, qui ne serait rien d’autre qu’une dissolution impossible de soi. Un manager qui, pour mieux gérer ses équipes, passerait d’un ton assertif un jour, à l’écoute active le lendemain, à l’ « intelligence émotionnelle » le surlendemain, perdrait toute autorité et toute crédibilité : incarner un autre, arborer d’autres humeurs, d’autres états d’esprit, faire du soi un kaléidoscope, est un jeu théâtral dangereux qui confine à la farce.
Ces deux théories de la réussite ont toutes les deux leurs illusions : la première croit à la permanence du monde, la seconde à la mutabilité absolue de l'individu. L'une ignore que les circonstances changent ; l'autre que les caractères ont une forme d’inertie irréductible.
Entre ces deux théories un peu naïves du succès, Machiavel suggère une troisième voie, plus réaliste. Le Prince n’est pas exactement un traité d’éducation du prince, dans la double tradition de la Cyropédie de Xénophon, et des traités de l’éducation du prince chrétien, comme L’éducation du prince chrétien d’Erasme, écrit à l’usage de Charles-Quint. Le Prince est un traité adressé à Laurent de Médicis sur l’art de gouverner, d’acquérir et de conserver l’autorité politique. Mais c’est aussi, de ce fait, un traité sur l’art de réussir : qu’est-ce qui assure le succès d’un gouvernant ?
Le philosophe florentin semble d’abord très pessimiste. Il fait un premier constat : tout succès est éphémère :« Je remarque d’abord qu’il n’est pas extraordinaire de voir un prince prospérer un jour et déchoir le lendemain, sans néanmoins qu’il ait changé, soit de caractère, soit de conduite. ». Puis il remarque qu’il y a mille manières d’avoir du succès : « Tous les hommes ont en vue un même but : la gloire et les richesses ; mais, dans tout ce qui a pour objet de parvenir à ce but, ils n’agissent pas tous de la même manière : les uns procèdent avec circonspection, les autres avec impétuosité ; ceux-ci emploient la violence, ceux-là usent d’artifice ; il en est qui sont patients, il en est aussi qui ne le sont pas du tout : ces diverses façons d’agir quoique très différentes, peuvent également réussir. On voit d’ailleurs que de deux hommes qui suivent la même marche, l’un arrive et l’autre n’arrive pas ; tandis qu’au contraire deux autres qui marchent très différemment, et, par exemple, l’un avec circonspection et l’autre avec impétuosité, parviennent néanmoins pareillement à leur terme » Devant le constat d’une irrémédiable volatilité du succès, on est tenté par le scepticisme, et on se demande : pourquoi écrire un manuel de conseil au Prince, si c’est pour lui dire qu’il n’y a pas de recette du succès ?
Évidemment, Machiavel a plus d’un tour dans son sac. Il fait le portrait d’un pontife très puissant à l’époque, Le pape Jules II, connu pour son tempérament impétueux presque violent - un défaut d’ailleurs remarqué chez un chef spirituel. Mais Machiavel remarque que lors de la conquête de Bologne, cette impétuosité devint paradoxalement sa plus grande force : en se précipitant dans l'action sans attendre les négociations diplomatiques habituelles, il avait créé un fait accompli qui paralysait ses adversaires potentiels. Machiavel ne fait pas du tout l’éloge de l’impétuosité – il note d'ailleurs que Jules II aurait probablement échoué dans des circonstances exigeant plus de prudence - mais il montre qu’il y a des moments où ce qui apparaissait comme un défaut de caractère devient un avantage décisif. Un pape plus raisonnable aurait cherché à construire un consensus diplomatique, mais il aurait donné ainsi le temps à ses adversaires de s'organiser contre lui.
Machiavel ne dit pas que Jules II est l’incarnation de l’homme qui a réussi et qui réussira toujours. Il ne dit pas que son impétuosité légendaire est toujours bonne pour réussir ». Pour comprendre la réussite, Machiavel part de deux présupposés réalistes très forts qui invalident les deux théories partielles du succès : le premier présupposé est que la vie est pleine d’événements aléatoires et imprévisibles – c’est la « fortune ». Si la matière de nos jours ne fait que varier, la conséquence logique est qu’on ne peut lui appliquer un schéma préétabli. Le deuxième présupposé n’est pas moins réaliste (et devrait inspirer nos politiques) : on ne change pas vraiment son caractère. Comme Machiavel le note très justement, Jules II « n'aurait jamais pu se départir du système de violence auquel ne le portait que trop son caractère ». La conséquence logique de ce présupposé réaliste est que le succès ne peut être le fruit d’une métamorphose permanente de soi pour atteindre un objectif donné.
Au contraire, Machiavel propose une autre conception de la réussite. Le succès ne vient pas de la correction de nos erreurs passées, ni de l'adaptation (impossible) de notre caractère aux circonstances, mais de notre capacité à saisir les moments où notre nature correspond aux exigences de la situation. Plutôt que de chercher perpétuellement à nous transformer ou à corriger nos erreurs, nous devons comprendre dans quelles circonstances notre personnalité - avec ses qualités comme ses défauts - devient une force plutôt qu’un handicap. La réussite, c’est avoir la capacité d’identifier les situations où notre nature profonde se révèle gagnante. La réussite n’est donc ni une recette fixe ni le propre de certains caractères audacieux ; c’est l’accord conscient d’une nature (un caractère) et de la qualité d’un temps. « Il me semble encore qu’un prince est heureux ou malheureux, selon que sa conduite se trouve ou ne se trouve pas conforme au temps où il règne. »
En 1940, contrairement à l'état-major français prisonnier des leçons de 1914, la nature audacieuse de De Gaulle et son goût pour l'initiative correspondirent particulièrement bien à la situation de rupture totale dans laquelle la France se trouvait. Il y avait, dans sa personnalité obstinée et parfois mégalo, quelque chose qui correspondait parfaitement au temps où il vivait. A un moment où tout semblait perdu, l’appel du 18 juin était une réussite. De Gaulle n’a pas appris l’audace ou la résistance – c’était de toute évidence une forme de nature propre. Ce caractère aurait pu être un défaut dans d'autres circonstances. Mais c’était précisément l’ensemble des qualités requises pour faire face à la situation donnée. Il n'a pas cherché à changer sa nature pour s'adapter aux circonstances, ni à reproduire mécaniquement des solutions du passé, mais à identifier un moment où sa nature concordait avec les exigences de la situation.
Le succès n’est pas le fruit d’une recette, c’est une alchimie : le mélange heureux d’un caractère, d’un projet et de circonstances. Au lieu de se métamorphoser, il vaut mieux accepter et comprendre sa propre nature, comprendre dans quel « temps » elle peut être un avantage plutôt qu’un défaut. Au lieu d’apprendre de ses erreurs, il vaut mieux apprendre de ses victoires, ce qui a fait ce mariage heureux d’un caractère et d’une époque.
Emma Carenini